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L’épreuve et le don

Mémorial de Murshida Sharifa Goodenough
 Silsila Sufian
(1876-1937)

Elise Schamhart et Michel Guillaume


 

Murshida Sharifa sortit donc changée de cette phase de mutation. Son manteau d’ascète, son manteau d’apparente indifférence, laissait maintenant transparaître la chaleur humaine et filtrer la sympathie. Une petite phrase de Wazir qu’on a pu lire plus haut – et qu’on a sûrement lue en passant - est pourtant très significative dans sa simplicité : «Quelques jours plus tard, je reçus une invitation à venir la voir. La seule chose dont je me souvienne est son regard plein de sentiment et d’affection ». Qui, jusque là parmi les personnes qui la rencontraient dans le Mouvement Soufi, avait pu parler de sentiment et d’affection ? Sans doute ces sentiments existaient-ils, mais ils restaient lointains, inaccessibles aux autres, tellement elle était concentrée sur son Murshid et sur son activité pour le Mouvement Soufi, et tellement sa méditation se focalisait sur la profondeur de l’Être.

Changée, ouverte sur l’extérieur, elle l’était maintenant. Mais il est permis de penser que parce que le but de son chemin d’évolution sur la terre n’était pas encore complètement atteint, une dernière et dure montée l’attendait.

 

L’épreuve

« Le seul moyen de vivre au milieu d’influences inharmonieuses est de fortifier la volonté et d’endurer toutes choses, tout en gardant cependant la finesse du caractère, la noblesse des manières en même temps qu’un cœur toujours vivant et plein d’amour » (Inayat Khan, ‘La coupe de saki’ – Pensée pour le 13 Septembre)

On se demande parfois pourquoi presque tous parmi les êtres spirituels ont tellement à souffrir ici-bas. Et l’on imagine parfois aussi que la spiritualité devrait leur permettre de devenir quasi insensibles à la douleur, ou de s’élever au-dessus d’elle en se réfugiant dans le monde du dedans ; (il en existe en effet quelques exemples, mais ponctuels et momentanés). Pour tenter de justifier les épreuves de ceux qui suivent le chemin de la Vérité, certains disent que ce serait « la volonté de Dieu » - ce qui amène certains autres à dire que dans ce cas Dieu serait un tortionnaire, ou alors se montrerait impuissant à protéger ceux qui Le servent et qui L’aiment. Mais tel n’est pas l’avis de Hazrat Inayat : « Dieu – dit-il - souhaite pour l’homme ce que l’homme désire lui-même ». La question est alors : qu’est-ce qu’une âme désire le plus ? La réponse n’est pas toujours celle que notre esprit superficiel attendrait…

A ces épreuves cherchons d’autres raisons, car la question en vaut la peine, et ces raisons s‘imbriquent.

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L’univers (auquel notre monde sublunaire appartient) possède ses lois, physiques et psychiques, lesquelles font partie – nous dit encore Hazrat Inayat – de son fonctionnement automatique. Une des lois du monde animal de notre vie terrestre veut que ce qui est perçu comme étranger au groupe soit éliminé. L’on pourra peut-être s’indigner du terme de « monde animal » appliqué aux humains. Mais combien de fois ne réagissons-nous pas comme des animaux, et non pas comme des êtres humains ? Et le plus étonnant est que nous le faisons de manière totalement inconsciente.

Notre société humaine, à l’instar des groupements animaux, a généralement tâché de réduire au silence les individus qui détonnaient trop par rapport à la moyenne (fut-ce dans le cas de la spiritualité ou de la sainteté). De plus, notre ego humain s’offusque, est jaloux, de celui qu’il sent lui être trop supérieur ; il lui semble qu’un tel être le rejette dans l’ombre. A cela s’ajoute, bien souvent, le fait que les personnalités spirituelles peuvent élever la voix pour secouer les conformismes et réveiller les âmes bien-pensantes endormies dans le confort de leur bonne conscience. Sans parler du Christ, combien de saints chrétiens et, dans l’Islam, de soufis, n’en ont-ils pas fait la dure expérience ? Pourtant ce n’est que l’aspect extérieur des choses.

Il y a une autre raison à ces épreuves, qui tient aux nécessités du témoignage de l’Esprit, sans lequel notre humanité « perdrait son sel » selon la parole évangélique. La fonction des spirituels est de témoigner, de rappeler aux hommes par l’exemple leur vocation réelle, finale dans l’Esprit, vocation sans laquelle toute civilisation dégénère et s’éteint. Or, si ces spirituels restent dans leur retraite, inconnus et sans bruit, ils atteindront sans doute un très haut état, mais quel en sera l’écho, la conséquence, pour la société ? En dehors même de toute religion, il existe une fonction sociale de la spiritualité, dont notre monde actuel semble vertigineusement inconscient.

Pour atteindre ce but, ceux et celles qui vivent la vie divine doivent sortir de leur retraite et en payer le prix.

Et puis il y a encore un autre aspect des choses. Comme l’acier doit être porté au rouge et subir la trempe afin d’acquérir toutes ses qualités de résistance, ou comme une étoffe teinte doit être mordancée pour résister à l’agression des conditions extérieures, ainsi une personne spirituelle doit être durcie aux épreuves du monde, aux influences inharmonieuses, selon le dicton mis au début de ce paragraphe. Pourquoi donc ? Afin que deviennent solides, stables, et se manifestent au grand jour les vertus (qui autrement resteraient cachées et vulnérables) vertus qui sont la preuve pour les autres de ce que ces âmes ont atteint. Et parmi ces vertus il y a le courage et l’endurance sans lesquels il leur serait impossible de remplir la mission, grande ou modeste, qu’elles sont destinées à remplir pour le bien du monde.

Et il existe un dernier aspect. Une parole d’Inayat Khan dit que « ceux qui apportent la joie ont toujours été les enfants de la douleur ». La joie est d’abord la leur, afin qu’ils puissent l’apporter aux autres ; une joie qui est en même temps élévation, consolation, compréhension. Or cette joie de l’âme vient comme une sorte de réaction à une souffrance extérieure vécue dans la résignation à une Volonté d’en haut, vécue dans la conscience que Dieu, de quelque nom qu’on l’appelle, étant le Bien suprême, tout, absolument tout, a sa raison dans la perspective de ce Bien-là.

Pour pouvoir aider les autres vers la joie intérieure, Murshida Sharifa eut donc à passer par cette épreuve douloureuse.

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Si nous nous sommes longuement étendus sur les considérations précédentes, c’est parce qu’un drame, quel qu’il soit, connaît des causes beaucoup plus profondes que la ‘responsabilité’ apparente de tel ou tel protagoniste. La responsabilité, la notion de faute ou de vertu, est liée au libre-arbitre, que nous éprouvons de façon pragmatique, immédiate, valable pour la vie individuelle et pratique. Dès que l’on regarde les choses de plus haut, il n’y a plus que le champ immense des causes et des effets, intriqués, étagés à l’infini.

Nous dirons donc que l’épreuve de Murshida Sharifa fut une sorte de nécessité, qu’il fut la trempe de son courage et le mordançage (si l’on peut employer ce mot) de son intégrité spirituelle.
Le théâtre de cette épreuve fut le Mouvement Soufi, et le motif en fut la succession de Pir-o-Murshid Inayat Khan.

Il est temps de planter maintenant le décor et de raconter le prologue.

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Le prologue est un imbroglio.

Peu d’années avant son départ pour les Indes et son décès en Février 1927, Hazrat Inayat avait, à grand peine, établi une Constitution pour le Mouvement Soufi, après une fronde de la majorité des responsables, pourtant ses disciples, qui estimaient cette Constitution « anti-démocratique ». Murshida Sahrifa et l’executive supervisor du Mouvement Soufi d’alors, M. Emile de Cruzat Zanetti, restèrent seuls à son côté pendant les discussions .Quoiqu’il en soit, la Constitution, qui fut alors quasiment imposée par Murshid, stipulait que le Pir-o-Murshid, c’est-à-dire lui-même, devait désigner son successeur.

Et c’est là que l’imbroglio commence. Car, lorsque Pir-o-Murshid décéda en 1927, il n’avait nommément désigné aucun successeur.

Cependant, en 1925, il avait conféré à Murshida Sharifa la charge de Silsila Soufian, ce qui veut dire qu’il avait vu en elle un chaînon dans la transmission de la baraka, de l’influx divin, de la grâce divine courant de maître en maître, depuis le Prophète Mohammed (et certains disent depuis Abraham), pour atteindre les disciples, les aider dans leur progression et bénir leurs vies. Mais elle ne prétendit jamais qu’elle devait succéder elle-même à Pir-o-Murshid. Cette charge consistait à transmettre ce courant spirituel de la baraka à celui qui serait apte à prendre la charge de chef du Mouvement Soufi. Pour témoignage de cette charge, il avait donné à Murshida Sharifa un sceau indiquant cette fonction , gravé à son nom.

Mais quel allait être celui-là ?

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Pendant les années qui suivirent le décès de Murshid, il y eut nombre de difficultés concernant la succession de ce Représentant Général, Pir-o-Murshid du Mouvement. Ce n’est qu’en Juin (ou Juillet) 1929, soit plus de deux ans après ce décès, que Khalif Maheboob Khan, le frère de Murshid, fut intronisé par Murshida Sharifa sous le titre de Shaikh-ul-Mashaikh pour remplir la fonction de Représentant Général et tête du Mouvement Soufi. Elle le fit en sa capacité de Silsila Sufian (voir plus loin chapitre notes sur la Silsila Sufian) que Pir-o-Murshid lui avait conférée en 1925, en même temps qu’il lui avait donné le sceau gravé à son nom. (La reproduction de ce sceau se trouve en couverture).

Maheboob Khan était certes tout-à-fait qualifié pour guider individuellement les mourîds. Il avait été entraîné dans la voie spirituelle par Murshid et c’était incontestablement une âme évoluée. En outre, sa vie était irréprochable et il était d’une nature particulièrement douce et bienveillante. Mais c’était un artiste, un musicien, d’un caractère très réservé, et il manquait de cette autorité naturelle qui fait les leaders incontestables et incontestés. La succession écrasante de Pir-o-Murshid Inayat Khan allait s’avérer très dure et très difficile pour lui, et par voie de conséquence, pour certaines personnes, dont Murshida Sharifa.. Mais à l’époque il n’y avait personne d’autre sur les épaules de qui déposer cette charge.

Pour faire bref, car les événements sont touffus (les simples photocopies des lettres manuscrites sur le sujet échangées entre Murshida , d’une part, Khalif Maheboob Khan, et le Secrétaire Général du Mouvement, M. Dussac, d’autre part, rempliraient des pages) pour faire bref, donc, voyons la chronologie de ce qui s’est passé pendant ce temps à l’arrière-plan du Mouvement Soufi.

Depuis Octobre 1927, Khalif Maheboob Khan avait gardé un contact épistolaire avec Murshida Sharifa, alors en réclusion, et lui demandait son aide et son avis quand c’était nécessaire. Par exemple, lettre du 24 Octobre 1927 : « … Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir m’envoyer la Constitution ésotérique dès que vous le pourrez, car le besoin urgent s’en fait sentir ; en effet je crains que plusieurs choses ne se produisent d’elles-mêmes, ne connaissant pas les souhaits de Pir-o-Murshid en cette matière. … ». Ou encore lettre du 5 Janvier 1928 : « ….Il est très dommage que je n’aie pas pu venir à Suresnes avant d’aller à Genève ; cependant je ne prendrai pas de décision concernant les matières importantes avant de vous voir… ».

Pour l’année 1928, le manuscrit de Feizi indique : « … qu’on demanda à Khalif Maheboob Khan de représenter Murshida Sharifa Goodenough pendant l’Ecole d’Eté, ce qu’il fit ».

Le manuscrit de Feizi donne ensuite ceci, écrit de la main de Murshida :

« 1. Après que Maheboob Khan m’ait demandé de faire quelques Shaikhs et Khalifs, ne me voyant pas prompte à le faire, il me demanda de le laisser le faire lui-même, disant : ‘Je n’ai pas besoin d’avoir le titre, mais le travail doit continuer’.

« 2. Au printemps 1929, après que les leaders ésotériques lui eussent prié d’assumer la position de chef ésotérique et d’agir en cette capacité dans l’avenir’ et que le Quartier Général m’eut demandé si ‘j’approuvais cela’, j’ai dit à Khalif Maheboob Khan que je lui transmettrai cette charge ; il me dit ‘qu’elle viendrait d’en haut et non pas d’en bas’.

« 3. A l’automne de 1929, j’ai pensé que beaucoup d’erreurs avaient été commises et qu’il serait peut-être préférable que je garde cette position. J’ai dit au Shaikh-ul-Mashaikh (Maheboob Khan) que cela vaudrait peut-être mieux. Il répliqua : « Vous prendrez Murshid Dussac comme Madar-ul-Maham, (Secrétaire Général) et je me retirerai ».

 Murshid Dussaq (Emilien Talewar). Nommé par ¨Pir-o-Murshid Inayat Khan Secrétaire Général du Mouvement Soufi à Genève en 1922, puis Khalif en 1924. Il était également Représentant National pour la Suisse. Il devint Murshid plusieurs années après la disparition du Maître, fut entièrement dévoué à la hiérarchie du Mouvement Soufi et eut beaucoup d’influence sur la conduite de celui-ci.

En effet, « cet automne (1929) – reprend le manuscrit de Feizi – une grande scission s’était produite dans le Mouvement ; plusieurs mourîds importants – des Représentants Nationaux nommés par Murshid lui-même – furent mis à l’écart ou partirent d’eux-mêmes. Il était clair pour Murshida que cela allait être désastreux pour la croissance et l’unité du Mouvement si la tendance devait continuer qui consistait à mettre de côté tous ceux qui ne pouvaient pas offrir l’attitude d’obéissance dévote que la nouvelle hiérarchie en place attendait d’eux. D’après un autre brouillon de lettre, on peut voir qu’elle a tenté d’avertir de cette erreur : « … L’Ordre Soufi est centré sur le Messager. C’est à lui que va la dévotion. Personne ne peut exiger la dévotion. Quelle serait cette dévotion qui serait une obligation ? La dévotion ne peut venir que spontanément pour le Murshid… La dévotion pour le Messager amènera naturellement le dévouement pour ses représentants, mais le manque de dévotion personnelle pour tel ou tel représentant ne doit pas être considéré comme un blâme envers la personne, comme une méconnaissance de ses mérites, et aboutir à écarter quelqu’un du travail, du moment qu’il est dévoué au Messager et au Message ».

« Murshida me parla un jour – commente Feizi – de la manière dont Murshid essayait toujours de garder ses mourîds, aussi difficiles qu’ils fussent ; et j’ai moi-même constaté la manière dont elle essayait toujours d’en faire autant et faisait attention aux sentiments de mourîds qui étaient difficiles et facilement vexés, même s’ils paraissaient être de peu ou de nulle importance ».

Dévotion…. Dévotion … entendez par là l’obéissance dévote qu’il était bon de témoigner envers la hiérarchie du Mouvement Soufi (le disciple doit obéir aveuglément au gourou…) était devenu le maître-mot, celui qui faisait désormais accéder aux diverses fonctions et aux nouvelles dignités. L’enthousiasme pour l’enseignement du Maître, le désir de répandre son œuvre et de continuer dans son esprit, désir qui animait la plupart de ses mourîds proches, ne comptait plus guère. Il fallait montrer qu’on se coulait désormais dans le nouveau moule. Certains le firent, tout en voyant clair et avec diverses restrictions mentales et prises de distance pour pouvoir continuer, vaille que vaille, à travailler pour l’idéal que leur Murshid leur avait montré. Nous avons connu beaucoup de ces personnes et avons su plus tard leurs désillusions et leurs efforts qui ne firent que croître avec les années. Murshida Sharifa fut de leur nombre, mais combien dur allait en être le prix à payer pour elle !

« Je sais combien Murshida essaya de garder l’harmonie – continue Feizi – cependant elle sentait la grande responsabilité qui était la sienne pour conserver tant qu’elle le pouvait l’ordre des choses dans l’esprit de Murshid, esprit qu’elle connaissait si bien. C’était aussi la raison pour laquelle elle ne pouvait ni ne voulait abandonner le dépôt sacré que Murshid avait placé entre ses mains ni le soin de ses manuscrits. Le Shaikh-ul-Mashaikh étant un artiste, ce n’était pas du tout dans sa nature de faire ce genre de travail ; d’ailleurs, pendant la vie de Murshid il s’occupait de musique et ne jouait aucun rôle dominant dans le Mouvement. S’il avait vraiment compris le poids de cette lourde responsabilité, il n’aurait pas pris comme une offense personnelle le fait que Murshida ne lui donne pas la libre disposition de ces manuscrits, bien que la manière dont elle les gardait si fermement était plutôt rigide …. ».

Quoi qu’il en soit, à l’époque, il devenait de plus en plus évident que la direction du Mouvement la supportait de plus en plus mal. L’espèce de tutelle que Murshida trouvait de son devoir d’exercer par fidélité envers Pir-o-Murshid en tous domaines où elle voyait s’installer ne serait-ce que l’ombre d’une déviation (nous connaissons la rigueur, et même ce côté inflexible qu’elle montrait dans son caractère) indisposait beaucoup de personnes contre elle. Ajoutez à cela le peu d’amis qu’elle s’était faits parmi les mourîds, et cette tendance à l’introversion qu’elle avait toujours montrée et que beaucoup prenaient pour de la morgue aristocratique, et vous comprendrez que l’on allait finir par vouloir l’écarter de toute décision.

Fin du prologue.

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La suite fut une sorte d’exécution. Elle eut lieu en 1934.

Il fallait trouver un prétexte. Ce prétexte fut une lettre perdue.

En 1925, Murshid avait donné à sa collaboratrice une lettre scellée, à n’ouvrir qu’après son décès. Pour une raison ou pour une autre (plusieurs déménagements entre 1927 et 1934, multiples documents dont elle avait la garde dans lesquels cette lettre se serait égarée, ou destruction parmi divers papiers qu’elle aurait brûlés) Murshida oublia l’existence de cette lettre, même après le décès de Murshid.

Une assemblée des leaders du Mouvement eut lieu à Genève, en Octobre 1934. Vers la fin de cette assemblée, elle écrivit à Feizi : « Ici, chaque réunion est une épreuve au cours de laquelle je passe par le feu (C’est une purification, n’est-ce pas ?). Mais il y a quelques progrès. Cela a été pour moi une crucifixion, mais ‘après la crucifixion vient la résurrection’. Il y a une autre réunion ce soir. Peut-être resterai-je jusqu’à Jeudi …».

« Le Jeudi soir je l’attendis en vain – dit Feizi – elle n’arriva que le lendemain soir. Mais dans quel état ! Avant même d’avoir enlevé son chapeau et son manteau elle s’assit et me raconta ce qui était arrivé pendant ‘cette autre réunion’ Elle me raconta comment une lettre que Murshid lui avait donnée à garder avait été perdue, comment on supposait que cette lettre contenait ses dernières volontés, et comment on l’avait suspectée de l’avoir escamotée volontairement ». … Ce fut un des membres de l’assemblée « … qui laissa soudain échapper cela. D’abord, Murshida ne comprit pas ce qu’il voulait dire, jusqu’à ce qu’il dise avec beaucoup d’insistance « Mais vous étiez SA secrétaire, n’est-ce pas ? » Elle comprit alors qu’on la suspectait, bien que sur le moment elle ne se rappelât rien de cette lettre, dont l’existence était passée, selon ses paroles, dans l’oubli »….

Elle dit ensuite qu’elle avait demandé l’aide de Murshid et que dans la nuit suivante la mémoire lui était revenue au sujet de cette lettre qu’il lui avait remise, scellée, sans explications ; qu’elle n’avait jamais ouvert cette lettre et que celle-ci avait du se perdre dans un déménagement du Quartier Général. Elle écrivit une lettre au même Quartier Général (datée du 12 Octobre 1934), détaillant tous ces points et en précisant quelques autres. Et elle concluait :

« C’est de ma part une cause d’infini regret d’avoir eu cet oubli, qui a causé des ennuis dans le Mouvement Soufi ; et je suis tout-à-fait désolée que le Shaikh-uk-Mashaikh Maheboob Khan ait eu à passer par ces difficultés et ait dû souffrir en conséquence ».

« Peu après l’accusation – reprend Feizi – le Shailh-uk-Mashaikh dit qu’il ne croyait pas qu’elle l’ait fait volontairement et qu’il ferait taire la rumeur. Murshida espéra alors beaucoup – pensant que la méfiance avait disparu – qu’une meilleure compréhension et coopération serait possible.  A quel point elle fut déçue ! … Elle dit à quelqu’un : « Même si je n’étais pas Murshida , je n’aurais même pas été digne d’être une mourîde si j’avais pu faire une chose pareille ». Pour la perte de cette lettre elle se sentait très coupable et malgré la réserve de sa nature et sa maîtrise d’elle-même, elle pleura devant les autres ».

Pleurait elle sur elle-même ? Ce n’était pas dans sa nature. Elle pleurait pour les dommages qui commençaient à être causés à l’esprit du message Soufi de Hazrat Inayat et qu’elle n’était désormais plus en mesure de conjurer, malgré ses efforts vers une meilleure harmonie.

Car ses efforts d’apaisement n’eurent aucun effet. On ne publia même pas sa lettre du 12 Octobre 1934. L’insane accusation demeura. Non seulement elle demeura, mais elle s’amplifia largement. Dans le Mouvement Soufi, Murshida Goodenough devint persona non grata, membre indésirable dont s’écartèrent les gens fidèles à la hiérarchie en place, ou qui simplement crurent ce qui se disait. Tout pouvoir lui fut retiré, et elle dut assister, impuissante, à des innovations qu’elle prévoyait comme désastreuses pour l’avenir du message Soufi de Hazrat Inayat Khan, auquel elle tenait plus qu’à elle-même.

Et que dire de la blessure morale ? Etre accusée injustement d’une sorte de forfaiture sans pouvoir s’en justifier par des preuves objectives fut, d’après Feizi qui était témoin de tout, comme une mort pour elle. Son honneur était nié, bafoué, pourtant elle resta silencieuse vis-à-vis de ses accusateurs. Mais quelque temps plus tard, Feizi trouva un morceau de papier sur lequel Murshida avait écrit : « Pour se garder pur, l’accusé doit être non seulement au-dessus de l’accusation, mais au-dessus de ceux qui l’accusent : il ne doit ni les accuser, ni les mépriser ».

J’ai employé plus haut le terme ‘d’insane accusation’. Elle l’était en effet à plus d’un titre. Quel intérêt Murshida aurait-elle eu à ‘escamoter’ – selon ce qui fut dit – cette lettre ? Pour jeter un doute sur la légitimité de la hiérarchie en place ? Mais c’est elle-même qui l’avait nommée ! Et elle ne toléra jamais qu’on la mette en doute. Aurait-elle alors détruit cette lettre par malveillance et infidélité envers la volonté de son Murshid ? Toute sa vie prouve le contraire. Aurait-ce été pour se donner l’importance d’avoir pris l’initiative dans la nomination qu’elle avait faite ? Rien n’était plus contraire à son caractère ni à sa ligne de conduite, et elle-même a précisé que c’était parce qu’elle avait toute raison de croire que c’était le projet de Murshid lui-même. Alors ?

Il y a plus. Aucun des accusateurs ne semble avoir réfléchi au fait que considérer Murshida Goodenough comme capable d’une action non seulement malhonnête mais stupide, c’était aussi prétendre que leur Murshid avait été aveugle en faisant confiance à une collaboratrice qu’il connaissait pourtant mieux que quiconque. Ces personnes ne paraissent pas s’être rendu compte qu’ils portaient là une de ces accusations qui jugent les accusateurs.

Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à taxer d’inanité ladite accusation. Dans sa notice nécrologique sur Murshida Sharifa – que nous retrouverons plus loin – M. de Cruzat Zanetti, qui était présent es-qualité à toutes les assemblées, écrit ceci : « La sérénité avec laquelle elle assistait à ces réunions, souvent sous l’assaut d’attaques aussi sottes de contenu qu’impardonnablement vulgaires de forme, était une leçon, montrant jusqu’à quel degré de perfection peut atteindre une intelligence disciplinée et un esprit qui se maîtrise ». Et puis quelqu’un d’autre aussi fut témoin, mais un témoin muet, de ce qui se passait. Notre vieil et vénérable ami, Shanavaz van Spengler, avait en effet été nommé par Murshid comme une sorte d‘assesseur à ces assemblées. Il n’y avait pas droit de parole. Lui aussi était présent le jour de cette accusation. Trente ans après, il en restait indigné. « J’étais debout derrière la chaise de Murshida – disait-il – et je tambourinais de colère sur le dossier de sa chaise ». Et il ajoutait avec une conviction candide : « Elle a dû trouver ma réaction bien sympathique… ».

 Shanavaz van Spengler – Disciple de Murshid Inayat Khan, à qui il voua une fidélité sans faille. Il fut aussi d’un caractère généreux mais intransigeant et il avait un esprit caustique, ce qui causa diverses ruptures avec ses amis, dont eux, comme lui-même, souffrirent. Il voua toujours à Murshida Sharifa une grande admiration et resta persuadé qu’elle incarnait le véritable esprit du Soufisme tel que son Murshid l’avait légué.

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Il n’est nullement question ici de faire un procès, d’ailleurs Murshida elle-même n’a jamais toléré que l’on attaque ses calomniateurs. Mais il importe pour l’honneur même du message Soufi de Hazrat Inayat Khan que la mémoire de Murshida Sharifa soit totalement blanchie et que son nom puisse être honoré par ceux qui suivent, et suivront dans l’avenir ce message.

Nous ne voulons donc mettre personne en accusation. Nous ne voulons non plus mettre aucune condescendance dans nos propos. Qui n’a jamais commis d’erreur de jugement sur quelqu’un, qui a toujours eu, en toute circonstance le comportement le plus juste ? La passion est un mal qui peut aveugler tout le monde, à un moment donné ; et parfois au plus mauvais moment.

Et puis, comme nous avons tenté de le dire au début de ce chapitre, un haut degré de fatalité est à l’œuvre derrière tout cela. Qui commettrait la folie de mettre la fatalité, ou le destin, en accusation ?

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Le don

 

Oui, certes, il y eut, dans la vie de cette personne, une fatalité, un destin qui eut des accents de tragédie: mais il y avait aussi en Lucy Goodenough un libre-arbitre affirmé et surtout une volonté puissante. A ne considérer que le destin, on aurait pu dire que celui–ci avait fait d’elle, dont la santé était déjà diminuée, une cible pitoyable pour la malveillance d’un entourage qui ne la comprenait pas, qui supportait mal sa nature exclusive et peu sociable, et en outre qu’elle était devenue, par des circonstances malignes - la perte de cette lettre - une victime expiatoire. Mais ce serait ne pas voir qu’en dépit de ce destin, et en face de l’opprobre et de l’opposition qui l’entouraient et qui cherchaient à l’empêcher d’agir pour ce qui était son seul but, il y avait l’idéal sans faille et la volonté hors du commun de Murshida Sharifa. Et l’on vit se vérifier une fois de plus que ce sont les circonstances contraires qui permettent à une grande âme de donner toute sa mesure.

Pir-o-Murshid Inayat Khan a souvent parlé de ce qu’est le libre-arbitre au regard du destin : « L’homme possède en lui deux aspects – dit-il par exemple dans ‘Destin et libre-arbitre’ – (le Front souriant) – L’un de ces aspects est son être mécanique dans lequel il n’est qu’une machine contrôlée par les conditions, par ses impressions, par les influences externes, par les influences cosmiques, par ses actions. Tout ce qui travaille de façon mécanique tourne sa vie en conséquence ; il n’a aucun pouvoir sur les conditions, il est juste un instrument soumis aux influences. Plus cet aspect est prononcé dans l’homme, moins évolué il est ; c’est un signe de moindre évolution.

Un autre aspect de l’homme est l’aspect créatif dans lequel il montre qu’il est le représentant du Créateur, dans lequel il montre qu’il n’est pas seulement relié à Dieu, mais qu’il fait partie de Dieu, que son être le plus profond est Dieu ».

 Le Front Souriant – Recueil de conférences de Hazrat Inayat Khan sur des sujets divers publié en Anglais sous le titre de ‘The Smiling Forehead’.

 

Pendant tout le temps en effet que Murshida passait à travers cette épreuve qui s’aggravait sans cesse, soit de 1929 à 1937, elle ne cessa, à aucun moment, de continuer à répandre l’enseignement de son Murshid. Elle ne cessa de parler en public. Et quant à l’aide qu’elle apporta individuellement aux mourîds de Murshid, à ceux qui se trouvaient désorientés par le départ du Maître et qui ne trouvaient pas ailleurs cet esprit qu’elle seule leur apportait dans toute sa pureté, il faut les avoir entendu en parler, comme nous avons pu le faire, pour se rendre compte de la valeur de ce qu’elle représentait pour eux.

Car il faut s’imaginer en même temps – répétons-le - que cette femme était tenue pour suspecte, que sa réputation était ternie – aux yeux de certains du moins – qu’on la vilipendait à mots couverts, que la calomnie faisait son œuvre, et que l’on cherchait à écarter d’elle les gens qui désiraient la voir ou l’entendre. Un fait objectif fera mieux comprendre le genre de difficultés que cette opposition lui créait. On n’osait pas, au cours des Ecoles d’Eté, lui interdire ouvertement de parler dans le Hall de conférence à Suresnes, mais un homme se postait à l’entrée, abordait les auditeurs qui se présentaient et leur glissait en confidence que l’oratrice était quelqu’un « qui n’était pas dans la bonne ligne et répandait une influence néfaste». Beaucoup s’en allaient. Un certain nombre de personnes cependant voulurent se rendre compte par elles-mêmes, et généralement, elles restèrent.

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Ce fut le cas d’un certain nombre de celles qui jouèrent par la suite un rôle important dans la propagation du message Soufi de Pir-o-Murshid Inayat Khan. Nous en reparlerons. Mais nous voulons dès maintenant nommer les principaux :

Il y eut le fils aîné du Maître, Vilayat Khan - plus tard Pir Vilayat). Bravant le « cordon sanitaire » qui isolait Murshida Sharifa, il vint souvent assister à ses conférences durant les Ecoles d’Eté ; il fut un des rares qui cherchèrent à lui rendre service pendant sa dernière maladie ; et il honora toujours sa mémoire. Il y eut aussi un certain nombre de leaders et de personnalités du Mouvement Soufi : comme Sirkar van Stolk, Représentant Général pour les Pays-Bas, Wazir van Essen, qui tous deux introduisirent le message Soufi en Afrique du Sud, où il est maintenant florissant. Il y eut Shanavaz van Spengler, le philosophe Louis Hoyack et quelques autres personnalités néerlandaises, sans compter le petit groupe des mourîds français qui se réunissait autour d’elle le reste de l’année.

  Vilayat Khan – (1917- 2004) - Fils aîné de Hazrat Inayat Khan. Il joua un rôle important dans la diffusion du Soufisme après la guerre de 39-45. Ses efforts portèrent principalement sur le rapprochement entre les religions, et sur la reviviscence de l’Ordre Soufi. Il travailla surtout en France, aux Etats-Unis, en Allemagne. Il fonda en France, à Fazal-Manzil, une Ecole de méditation et écrivit plusieurs ouvrages sur le Soufisme, en anglais ou en allemand, en particulier : « The light of truth », «Stufen einer Meditation », « Towards the One », « Samadhi with open eyes ». Il forma de nombreux élèves.

Parmi ces quelques fidèles néerlandais, nous désirons citer le cas d’Antoinette Schamhart, parce qu’il est typique de l’effet que produisait Murshida Sharifa sur ces personnes. Nous pouvons parler d’elle en connaissance de cause, puisqu’elle fut la mère d’Elise Schamhart et une seconde mère – et une mère spirituelle – pour Michel Guillaume. En outre, elle fut une des seules amies et proches confidentes de Murshida Sharifa.

Toute sa vie depuis sa jeunesse, Antoinette Schamhart avait cherché la vérité. Sa religion n’avait pas pu, ou pas su, lui apporter ce qu’elle espérait y trouver. Ayant l’esprit porté vers l’aspect philosophique de l’existence, elle avait étudié beaucoup d’ouvrages, ésotériques ou spirituels, depuis les doctrines hermétiques jusqu’aux exposés de Vivekananda sur les divers yogas. Elle avait aussi fréquenté plusieurs cercles à prétentions spiritualisantes, depuis les spirites jusqu’à la Christian Science. De ces expériences, elle n’avait retiré qu’espoirs déçus et soif grandissante pour une vérité qu’elle pressentait exister sans pouvoir en trouver le chemin.

Alors qu’elle était dans cette disposition d’esprit, elle fut amenée à Suresnes par les circonstances et entendit parler du Soufisme Elle entra – sans enthousiasme – dans le hall où Murshida Sharifa devait lire une conférence de Murshid Inayat Khan sur l’Esprit et de la Matière. C’était précisément LA question qui la tourmentait depuis longtemps. Pour la première fois, elle fut pleinement satisfaite de la réponse qu’elle reçut. Et puis elle se rendit compte que les mots qu’elle entendait, loin d’être le fruit d’une simple cogitation intellectuelle, semblaient l’écho d’une expérience profonde de l’auteur, expérience qui était de plus partagée par l’oratrice. Elle en sortit très impressionnée, revit Murshida Sharifa, et s’attacha à elle pour toujours.

Antoinette Schamhart-Scholte dirigea plus tard le centre Soufi de Haarlem en Hollande avec une grande compétence et efficacité.

 Christian Science – Mouvement de philosophie spiritualiste fondé vers la fin du 19ème Siècle aux Etats-Unis par Mrs. Mary Baker Edddy, et qui niait la maladie. Tout pouvait être guéri par la concentration mentale sur des pensées positives. Begum, l’épouse de Murshid, était apparentée à cette famille.

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Pendant les Ecoles d’Eté à Suresnes, et jusqu’à sa mort, Murshida Sharifa continua à donner des conférences et à recevoir les mourids et les personnes intéressées qui avaient « forcé le barrage » dont on a vu des exemples..

Le reste du temps, elle le consacrait à parler du message soufi et à répandre l’enseignement de Pir-o-Murshid Inayat Khan parmi le public français, par des conférences à Paris et par des contacts individuels. Elle réunissait chez elle deux fois par semaine, ou à Paris à la suite de ses conférences, les mourîds parisiens et proches, et elle conseillait et guidait ceux qui le désiraient.

Jusque vers les années 32 ou 33, la hiérarchie voulut bien lui conserver la charge de Représentante Nationale du Mouvement Soufi pour la France. Puis on chercha à la lui retirer au profit d’une personne sans doute méritante, mais à peu près inconnue des mourîds autochtones, et toute dévouée à cette hiérarchie. Il fallut que ces mourîds adressent une pétition au Sheikh-uk-Mashaikh Maheboob Khan, pour que celui-ci veuille bien reconsidérer la nomination qu’il avait faite. En bref, la sourde et attristante opposition ne s’endormait pas.

Mais Murshida s’était entièrement donnée à la cause du message de son Maître, et elle continuait la tâche qu’il lui avait confiée, vaille que vaille, au milieu des difficultés de santé, de problèmes matériels et d’aléas de toute nature.

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Mémorial Murshida Sharifa Lucy Goodenough La vie avec Murshida Sharifa

 

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