soufi-inayat-khan.org

Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan


LE PROCESSUS DU DÉVELOPPEMENT SPIRITUEL
Le Front Souriant
Chapitre 19
Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan


Texte original en anglais

Ce n'est pas qu'une certaine âme doive évoluer parce qu'elle seule serait destinée à évoluer. Toute âme évolue en son propre temps; seulement le rythme de progression de l'âme dépend de la rapidité avec laquelle elle évolue. Qu'une personne soit ou non désireuse d'évoluer, l'inclination profonde de son âme est de continuer son processus de développement. Par conséquent, si ,parmi mille personnes, on peut n'en voir qu'une qui prend le chemin spirituel, celles qui restent évoluent tout de même. Ce sont seulement nos yeux qui nous font voir que quelques personnes montent et d'autres descendent, que quelques-unes avancent et d'autres reculent; en réalité, toutes vont de l'avant, les unes lentement et les autres plus vite.

 

Il y a quatre manières que les gens ont d'évoluer. Une forme d'évolution consiste à avancer comme un ivrogne qui ne sait où il va, ni s'il est sur le droit chemin ou sur le mauvais. Il ne regarde pas autour de lui, il jouit de sa boisson; il est joyeux, ne faisant que passer par la vie. C'est la condition des êtres qui ne savent pas où ils vont ni d'où ils sont venus. Ils ne voient pas ce qui est beau, ils n'essayent pas de distinguer entre le juste et l'injuste. Rendus ivres par leur absorption dans la vie, ils voyagent par le chemin de l'existence et, tombant mille fois, ils arrivent un jour à la même destination.

 

Il est faux de penser que les pécheurs et ceux qui s'adonnent aux fautes - ceux que nous faisons tels dans nos lois humaines - sont privés de la bénédiction de la réalisation spirituelle. Ils l'atteignent tout de même; ils y parviennent seulement en leur propre temps; et souvent un homme ivre marche plus vite et arrive avant l'autre personne qui n'est pas ivre. Nous ne pouvons pas toujours juger de qui arrivera le premier. Néanmoins, l'homme ivre peut avoir sa propre joie, la joie de l'ivresse, mais il est privé de l'autre joie, que ressent celui qui est sobre, la joie de contempler toute la beauté que l'on peut voir en chemin, et la joie de faire chaque pas dans la vie avec les yeux ouverts. Ivre du vin qu'il a pris, et se souciant peu de tout le reste, il est privé de cette bénédiction. Tel est le tableau de la vie: beaucoup vont par son chemin comme des ivrognes sans admettre qu'ils le sont. Même un homme en état d'ivresse ne dira pas: "Je suis ivre"; il sera tout à fait sûr de ses pieds.

 

Un autre est mené au but pendant qu'il dort. Imaginez cela! Cet être voyage à travers une belle nature, mais au lieu de regarder la beauté, il est endormi. Il arrivera à la même destination, mais il n'aura pas saisi l'occasion de bénéficier de toute la beauté qu'il y a à voir. Néanmoins, il arrivera là où il est destiné à arriver.

 

La troisième forme d'évolution est celle de la personne qui va par ce chemin en y restant indifférente. Elle aussi arrivera à la même destination, mais, à cause de son indifférence, elle oubliera, et elle sera incapable de faire l'expérience de bien des choses qu'elle aurait pu faire grâce à sa sympathie. Il y en a beaucoup qui ne remarquent pas la beauté que l'on peut trouver dans le monde.

 

La quatrième voie est celle de la personne qui voyage avec les yeux et le cœur ouverts, appréciant tout ce qu'elle voit. Son arrivée au but est un grand bénéfice: elle a atteint le but de la vie. Par conséquent, c'est cette voie particulière que l'on peut appeler le chemin spirituel. C'est ce chemin que l'on peut suivre les yeux et le cœur ouverts, avec sympathie et confiance. Qu'il y ait chagrin ou joie ou bonheur, l'on peut apprécier toutes choses dans la vie, tout possède sa beauté.

 

Aussi peu porté qu'un individu paraisse l'être vers l'acquisition spirituelle, il y a pourtant un désir continuel qui demeure dans la profondeur de son être. Quand il ressent son irritation, il pense: "Qu'y a-t-il donc? Sans doute n'ai-je pas assez d'argent. Voilà mon problème". Alors il s'en va travailler, il veut amasser de l'argent pour être heureux. Un autre, ressentant cette irritation, pensera: "Je suis seul. Je dois trouver un ou une amie qui rendra ma vie heureuse". Un troisième se dira: "Je devrais avoir une situation importante, une fonction élevée. Voilà ce qui me chagrine. Si je l'avais, je serais heureux".

 

Aucun d'entre eux ne connaît la raison réelle de cette irritation; et comme lorsqu’on se gratte, l'on augmente de plus en plus une irritation, ainsi, en essayant de satisfaire le désir qu'ils sentent dans leur âme - le désir d'atteindre quelque chose sans savoir ce qu'ils veulent - , celui-ci augmente également. Ils possèdent une chose et puis une autre, et ils constatent qu'ils sont de plus en plus insatisfaits; plus ils vont à la poursuite de la satisfaction, plus ils deviennent insatisfaits. Et ce n'est pas le cas d'un ou deux individus: il y en a à peine un sur un millier qui, ayant mené à bien la poursuite de tous ces différents objets et les ayant atteints, se sente satisfait. Croyez-vous qu'un homme pauvre, si on lui donnait de l'argent, s'en contenterait? Son irritation croîtrait de plus en plus dans un domaine ou dans un autre, parce qu'elle serait causée par quelque chose de différent, qui est le désir de son âme d'atteindre une condition harmonieuse.

 

Il y a, en Arabie, l'histoire d'un derviche qui vint trouver Alexandre le Grand, et lui demanda: "Veux-tu remplir ma petite sébile de pièces d'or?". Alexandre pensa que la petite sébile était un bien petit objet à remplir de pièces d'or. Il demanda à son trésorier de la remplir; mais dès que le trésorier commença à le faire, plus il versait de pièces et plus la sébile paraissait grande. Il sembla qu'elle ne serait jamais remplie, il y avait toujours quelque endroit vide à remplir. Alexandre fut très surpris, et pensa: "Si cela continue, tout mon trésor y passera". Il demanda: "Oh, derviche! Quelle sébile magique as-tu là? Qu'est-ce que c'est?". Le derviche répondit: "Cette sébile est le désir de l'homme. Cette sébile est toujours vide, elle n'est jamais remplie".

 

Le désir pour la fortune, le pouvoir, la situation, pour le plaisir et le confort, pour tout ce qui appartient à ce monde, est toujours présent. L'irritation ressentie par l'âme de l'homme est imputable au désir, et il pense: "L'agitation, l'insatisfaction que je ressens, vient du manque de ceci ou de cela", et ainsi passe-t-il son temps à aller d'une chose à une autre. Il est dans l'erreur, car où qu'il arrive, qu'il ait du succès ou non, dans les deux cas, l'irritation ne cesse jamais. Elle continue quand une personne commence sa progression dans la direction spirituelle.

 

Bien des gens peuvent dire aujourd'hui: "Oh, mais j'ai l'esprit pratique!", ce qui signifie qu'ils ne croient pas au rêve, ni à rien de spirituel. Ils peuvent certes le prétendre aujourd'hui, mais demain ils ne le diront pas. C'est à cause de leur condition: on dit cela quand on est ivre, quand on est intoxiqué; mais dès qu'une personne devient sobre, elle commence à ressentir un désir qui reste insatisfait. N'ai-je pas vu pendant mes voyages dans le monde entier comment des scientifiques, après s'être fait un grand nom et après avoir vu beaucoup du monde, tout en comprenant le domaine de la raison et de la logique, cherchaient toujours à découvrir quelque chose qu'ils ne connaissaient pas, quelque expérience qu'ils n'avaient pas faite, à trouver quelque chose qu'ils n'avaient pas exploré?

 

Il y a une très jolie histoire d'un vieux savant qui n'avait jamais cru en Dieu, mais dont la femme avait de la religion. Quand ce savant tomba malade et devint vieux, et que ses facultés de raisonnement et la raideur qu'il montrait contre les choses spirituelles se relâchèrent, il dit à sa femme: "Je me demande s'il y a quelque chose là-dedans. Je ne le crois guère, mais j'aimerais savoir s'il y a quelque chose d'autre à connaître. Tu n'as jamais manqué de religion; penses-tu qu'il y ait là quelque chose? Tu parais si heureuse". Elle répondit: "Je suis heureuse dans la croyance que j'ai" - "Je ne puis avoir cette croyance - dit-il - mais je t'ai, toi, et ce que je peux partager, c'est ton bonheur". Si l'on ne peut croire directement, la croyance est saisie indirectement. Ce n'est pas seulement la race humaine, mais même les oiseaux et les bêtes, qui sont attirés par une âme éclairée. Une âme qui rayonne la spiritualité, qui a réalisé la signification de la vie, peut transmettre sa conviction même à l'incroyant qui n'a jamais cru à l'âme ni à l'au-delà. Même l'âme de l'incroyant éprouve la satisfaction, même une telle âme est bénie par son contact avec une personne qui a réalisé la vérité.

 

Quand le moment vient où l'ivresse de la vie commence à diminuer, et où l'homme commence à regarder différemment l'existence, ce qui se produit d'abord est une sorte de dépression, une sorte de désappointement, concernant les choses et les êtres. Il pense que tout ce qu'il avait considéré comme ayant de la valeur a perdu sa valeur et son importance. Il commence à voir la fausseté derrière tout ce qu'il pensait être si réel, et une sorte de tristesse, de désappointement et d'amertume, commence à l'envahir. Ne soyez pas surpris si un individu réfléchi montre du désappointement et change son point de vue sur des choses qu'il avait naguère considérées comme valables et importantes. Sa manière de voir les choses d'un point de vue différent est naturelle. Sans doute ceux qui l'entourent commenceront à dire: "Voilà les mets qui vous faisaient tant plaisir, ces choses dont vous faisiez tant de cas il y a quelques mois. Que s'est-il passé? Un changement vous est arrivé!". C'est bien le cas; un changement s'est produit, et l'être a fait un pas en avant. Ce changement, cette sorte de désappointement, il peut le montrer plus ou moins. Plus réfléchi est l'être, moins il le montre, et moins réfléchi il est, plus il montre d'amertume; cela dépend de son évolution. Une personne montre sa déception par des larmes, une autre par des sourires. Celle qui la montre par des sourires est supérieure; c'est la manière que l'on devrait adopter dans la vie.

 

Un pas suivant mène au stade de la stupéfaction. Celui qui est arrivé à ce stade n'est plus déprimé ni déçu, mais stupéfait des choses qui ordinairement n'étonneraient personne. Il est stupéfait parce que ses yeux sont ouverts. Les autres voient les mêmes choses mais leurs yeux sont fermés, et ainsi la même expérience ne les touche pas. Lui les ressent et s'en étonne. Cela suscite chez lui une stupéfaction continuelle; et ce qui la provoque le plus est la nature humaine, chaque aspect de la nature humaine, chacun de ses tours et de ses détours et de ses nombreuses manifestations. Il regarde la vie, et elle devient tellement intéressante! Il n'a pas besoin de chercher la solitude, il se tient au milieu de la foule et pourtant peut considérer avec intérêt chacun de ses frottements et de ses heurts. Toute expérience, toutes les choses le stupéfient et font seulement qu'il sourit et s'étonne. Des mots tels que douceur, bonté, amour, engouement, relation, ont un autre sens pour lui. L'on pourrait demander s'il ne devient pas trop critique, ou cynique. Non pas, car il comprend, il est bien au-delà du cynisme et de la critique, mais il y stupéfaction, étonnement continuel, à chacune de ses expériences du matin au soir.

 

Et puis il y a un troisième stade: à mesure que l'âme évolue, l'homme commence à voir la raison derrière la raison. Ainsi voit-il plusieurs raisons, l'une cachée derrière l'autre. Il y a une raison pour toute chose, qu'elle soit agréable ou désagréable, bonne ou mauvaise. Naturellement il ne peut plus alors blâmer un seul être en ce monde; il ne peut plus blâmer le pire des pécheurs: derrière chaque chose, il en voit la raison. S'il voit mille raisons en faveur de quelqu'un, qu'il ait bien ou mal agi, il n'a plus rien à dire. Cela le rend naturellement tolérant, compatissant, le porte à pardonner, non pas parce qu'il pense que c'est être bon que de pardonner, ou que d'être compatissant, ou bien que l'on doive être tolérant par principe. Il est obligé de le faire, son penchant intime fait qu'il ne peut s'empêcher de pardonner, comme dans le cas de Jésus-Christ. Quand les gens amenaient devant le Maître ceux qui étaient accusés de méfaits selon la loi, il disait: "Dieu vous pardonnera". Il n'y a pas un seul exemple dans la vie du Christ où il se vengea de quelqu'un ou blâma une personne.

 

Quand un homme a compris la raison de toutes les choses et se développe encore, alors vient le règne de la sympathie. Alors, naturellement, il n'a de blâme envers quiconque et cette attitude culmine en non-agression. Bouddha dit: "L'essence de la religion est la non-agression, et dès l'instant où vous êtes devenu non-agressif, vous avez compris la religion". Qu'est-ce que la non-agression? Les gens savent si peu ce qu’elle est! Ils pensent qu'être agressif consiste à tuer quelqu'un. Mais chacun donne un sens particulier à chaque mot. Il y avait un soldat qui entendit des gens parler de la bonté et qui demanda: "Qu'est-ce que c'est, la bonté?". Ils lui expliquèrent que c'est une attitude, et il dit: "J'ai pratiqué la bonté une fois, mon cheval était malade et je l'ai tué. Un sentiment de bonté m'a saisi et je l'ai tué".

 

Quand on s'élève au-dessus du règne du pardon, il vient un déversement naturel de sympathie. C'est à ce moment qu'une personne devient réellement capable de sympathie car, pour elle, ressentir la sympathie n'est plus sa morale, c'est sa nature; la sympathie n'est plus chez elle ressentie avec intention mais de manière automatique. Il y aura un déversement de sympathie envers chacun de ceux qui viennent dans le rayonnement et l'atmosphère de cette personne.

 

Bien des gens disent: "N'est-ce pas affaiblir le caractère que de devenir si bon et si plein de sympathie? N'est-ce pas contraire à la vie pratique dans laquelle nous devons être forts, durs et brutaux pour supporter la rudesse de la vie? Est-ce judicieux d'être si affinés, bons et doux, que chacun puisse prendre l'avantage sur nous?". L'éducation, aujourd'hui, est tout à fait contraire à cette idée. La tendance de l'éducation est de ne pas laisser nos affaires ou nous-mêmes être bousculés par les êtres égoïstes de ce monde parmi lesquels nous nous mouvons et qui pourraient l'emporter sur nous. C'est vrai, mais, en même temps, si chaque personne se prépare de cette façon et blesse les autres, à moins d'intervention, cela finira en bataille. La Manifestation n'est pas faite pour la bataille, mais nous en avons fait un champ de bataille.

 

Le sens de l'exil d'Adam hors du Paradis, quand il fut envoyé dans le monde du labeur, est le même. L'homme est né pour jouir de la beauté et de l'harmonie de la vie, pour faire l'expérience de ce que signifie la vie, mais il a changé le paradis en un champ de bataille, en ce monde de combat. Il n'est pas vrai qu'Adam fut exilé; Adam changea le Paradis en champ de bataille. N'est-il pas vrai que nous avons rendu la vie difficile pour nous-mêmes? Est-ce pour le plaisir de Dieu que la vie est si difficile pour nous?". Dans la vie professionnelle, dans la vie des sciences ou des arts, dans les affaires, le commerce ou la politique, en tous les aspects, il n'y a rien que lutte continuelle. Si l'on regarde avec les yeux ouverts, l'on voit que chaque enfant nouveau-né trouvera cette difficulté. C'est une lutte.

 

Il viendra avant longtemps une période où il sera difficile de vivre dans ce monde. Il y aura seulement quelques personnes très bien équipées pour le conflit et la lutte, et très portées vers le combat, qui seront capables d'exister. Quand aujourd'hui nous regardons avec les yeux grands ouverts, nous voyons cet aspect plus clairement. Il n'y a aucune direction de la vie où elle est sans à-coups; elle est de plus en plus difficile à chaque moment du jour. Ce ne sont que compétitions et conflits, et quand il n'y a qu'un seul mode d'action et un seul rythme qui travaille à travers la Manifestation entière, quelques-uns ne peuvent s'empêcher de devoir aller par le même chemin, parce que la vie dans le monde est un mécanisme; il nous faut marcher à la même allure. Par ailleurs, même si nous savons à quel point la vie se montre désavantageuse à l'époque actuelle, croyez-vous que nous pourrions prendre une autre direction? La vie est prise dans un mécanisme; nous ne pouvons pas construire une autre manière de nous en échapper.

 

Le nombre de vies qui ont été rendues misérables et troublées est si énorme que, si nous y réfléchissions, nous serions très malheureux de voir leur condition. Beaucoup de gens pensent que l'on pourrait amener des temps meilleurs en faisant des syndicats, des communautés et diverses fraternités. Mais cela ne peut pas être amené par de petits efforts. En outre, dans de tels syndicats et partis, la lutte commence à son tour, et l'un se dresse contre l'autre. Ce qui est des plus nécessaires en ce temps est l'éveil spirituel de la généralité, et tous les efforts doivent être faits pour éveiller cet idéal, pour élever l'idéal spirituel, pour amener une paix qui restera et durera. C'est une mission qui peut en valoir la peine. Chacun de nous peut le faire si nous y pensons suffisamment. Dans nos directions respectives, que ce soit dans les affaires, dans la politique ou dans l'éducation, le plus petit service que nous pouvons rendre, nous devrions toujours le rendre. La chose principale que nous pouvons faire est d'éveiller; nous éveiller nous-mêmes, ainsi que ceux qui sont autour de nous, à un idéal élevé, à une plus grande réalisation de la vie, et à une plus profonde compréhension de la vérité.

 

-oOo-

 

Le Front Souriant   L'éveil de l'âme   L'ivresse

 

Présentation La Musique du Message Accueil Textes et Conférences Lexique
Accueil