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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


L'HOMME ÉVOLUÉ

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Quand nous regardons le monde et que nous considérons tous les types d’êtres humains qui ont existé dans les civilisations passées et existent à présent, quelles divergences ne trouve-t-on pas entre eux! Entre l’être simplement humain et l’être qui a une grande beauté physique ou une grande beauté morale, que de variétés différentes!

 

Il y eut des époques dans l’histoire du monde où l’on se faisait un très haut idéal de ce qu’était l’homme, où l’on cherchait la perfection humaine, où l’on cherchait l’être admirable qui réunirait en lui, au point de vue physique, au point de vue de l’esprit, au point de vue moral, toutes les perfections possibles. Et on cherchait en même temps l’être complet réunissant tout ce que la vie contient. Et aujourd’hui, que voyons-nous? Nous voyons le désir, l’effort de faire arriver tous les êtres humains au même niveau. Ce niveau est le niveau moyen. L’effort est fait en vue d’obtenir ce que l’on peut appeler un être humain simplement normal. Dans ce désir, dans cet effort on déploiera beaucoup d’ingéniosité et ceci dans presque tous les domaines de la vie. Par exemple, en ce qui concerne l’étude de la musique, on inventera des procédés, des méthodes pour faire arriver au niveau normal un enfant inférieur à ce niveau. Tous les efforts actuels dans l’éducation, dans la psychologie, tendent à cela: lutter contre les défectuosités pour obtenir un individu normal, c’est-à-dire semblable à tous les autres. C’est certainement une idée louable, mais est-elle complète? Car lorsque l’individu sera devenu normal, que sera-t-il ensuite? On ne s’en préoccupe pas beaucoup.

 

Si on désire être mieux portant qu’on ne l’est déjà, on doit y appliquer son intelligence, y employer toutes ses forces mentales, mais l’on ne pense généralement pas qu’il en est de même pour la meilleure santé de l’humanité dans son ensemble. Il y a un processus continuel d’évolution qui doit amener l’humanité à un état plus élevé; cependant il n’y a pas beaucoup d’efforts dans ce sens, individuellement et collectivement; même si l’on croit à ce processus d’évolution, l’on a tendance à penser que l’homme arrivera tout seul, et par la force des choses, à un stade plus évolué, oubliant que quoi que ce soit que nous souhaitions obtenir dans ce monde, il nous faut faire des efforts pour l’atteindre. Nous souhaitons ainsi l’évolution de l’humanité, mais nous ne pensons pas qu’elle nécessite des efforts individuels.

 

Lorsque l’on veut obtenir une meilleure santé ou une meilleure situation ou quoi que ce soit de mieux dans la vie, il faut d’abord se représenter ce que l’on veut atteindre. Il en est de même pour l’évolution de l’homme. Il est donc bon de se poser d’abord la question: comment nous représenterons-nous un être évolué, un être qui peut employer toutes les facultés latentes qui sont en lui? Est-ce un être civilisé selon le sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot, c’est-à-dire un être qui peut se servir différemment de la vie qui lui a été donnée, qui peut apprendre, calculer, trouver les causes des phénomènes, concevoir les effets des causes et s’efforcer d’obtenir une amélioration mécanique1 progressive de son existence? Certainement cet être-là est évolué dans un certain sens, dans une certaine direction. Quand nous voyons les individus des races qui n’ont pas encore évolué de la même façon, nous voyons qu’ils se servent bien de leur corps physique, qu’ils sont souvent très forts; mais chez les individus de ces races primitives, l’on voit aussi qu’ils n’ont pas le même degré d’intelligence et que la sensibilité du cœur est peu développée. Les individus qui appartiennent à ces races n’ont pas beaucoup les moyens de se modifier, de mener à leur plein développement la vie intellectuelle et la vie du cœur en même temps que la vie physique, et d’aller au-delà.

 

L’homme consiste en un corps physique et en l’esprit, le cœur et l’âme. Il est facile de se rendre compte du corps physique, de mesurer ses capacités; il est encore possible de mesurer l’esprit d’une certaine manière, d’évaluer le degré de son intelligence, de tester sa mémoire. Mais le cœur est déjà plus difficile à connaître, aussi bien chez soi que chez les autres: un bon cœur quelquefois passe inaperçu; des actions, des sentiments venant d’un cœur profond ne sont pas forcément très apparents; l’existence d’un cœur étendu, large chez un être jeune est souvent méconnue, et l’on ne cherche pas à le développer. Et en ce qui nous concerne nous-mêmes, nous sommes tous conscients de notre existence physique, nous sommes tous conscients de notre esprit: depuis notre jeunesse, nous avons dû faire des efforts intellectuels pour étudier, pour apprendre, et par là nous en sommes devenus plus conscients. Pour le cœur, nous percevons quand il souffre; mais parfois, s’il se met en colère, nous ne savons pas toujours mettre un nom sur son état: est-ce une souffrance, est-ce une colère? Nous ne savons pas faire la différence, tout comme un enfant qui pleure, qui est furieux, enragé mais qui veut qu’on le plaigne et qu’on ne dise pas qu’il est méchant. Ce manque de clarté à l’égard des sentiments du cœur est le même à tous les âges. Si nous sommes mécontents des autres, ce n’est pas que les autres soient en faute, c’est notre cœur qui a perdu son équilibre, ce qui nous rend trop réceptifs aux coups venant des autres. Et souvent, ce cœur on le laisse au contraire s’endormir, on le laisse s’endurcir. Il est bien difficile d’affronter la vie avec un cœur vivant: il nous fait souffrir à chaque instant. Si l’on n’y fait pas attention, l’on devient d’abord indifférent, puis froid, puis dur. On porte son attention sur les nécessités de la vie, sur ce que l’on désire obtenir, obtenir pour soi-même, obtenir pour ses enfants, et sur la manière de l’obtenir, de parvenir à gagner des biens matériels, des satisfactions personnelles, de réaliser des ambitions. Ainsi le cœur et les sentiments s’étiolent, dépérissent, finissent par ne plus exister.

 

Et puis il y a un moment où le cœur est conscient de son âme; il est élevé au-dessus de la vie; et quelquefois, au milieu des chagrins, il sent que ces chagrins sont peu de chose; il marche sur l’eau, comme le dit Hazrat Inayat, au lieu d’être dans l’eau; il est fort. C’est au moment où un être est conscient de son âme qu’il sent cette force, cette élévation, cette paix.

 

Ainsi l’homme qui évolue est celui qui vit de la vie physique, de la vie de l’esprit, de la vie du cœur - qui n’oublie pas cela: la vie du cœur - et qui aussi vit dans son âme. Beaucoup vivent de la vie physique, moins de celle de l’esprit, il y en a peu dont le cœur est vivant; moins nombreux encore sont ceux qui vivent consciemment dans leur âme.

 

Cette disposition à vivre soit dans le corps, soit dans l’esprit, soit dans le cœur, soit dans l’âme, est-elle innée chez les êtres humains ou bien ces facultés sont-elles susceptibles de se développer de telle sorte que chacun puisse en avoir une part égale? Il n’y a pas de plus grande erreur que de croire que dans leur nature les êtres humains puissent être pareils. Ils sont plus dissemblables que n’importe quelle chose au monde; les galets sur la plage se ressemblent à première vue bien qu’ils ne soient pas identiques; les feuilles d’un même arbre nous paraissent plus ou moins les mêmes, mais déjà présentent de moins petites différences; dans les fleurs, il y a plus de différences encore: si on les regarde sur une même tige, ces différences se voient facilement; chez les animaux, même chez les petits chats ou les moineaux, l’on peut voir des différences marquées. Chez les êtres humains, c’est quand nous regardons le côté matériel de leur vie que nous pouvons penser que tous sont doués de la même nature, des mêmes attributs. Mais ceux qui s’occupent de petits enfants sont saisis de voir les différences qui existent entre eux; ils ont des natures très définies qui diffèrent beaucoup les unes des autres. Chez les adultes qui sont passés par un même moule, par une même éducation, les différences sont moins accusées en surface, mais elles persistent dans le fond. Et nous pouvons constater que si un être suit la tendance, la disposition innée en lui, il aura une individualité marquée puis, dans la suite de son évolution, une personnalité propre qui ne ressemblera à aucune autre.

 

Ainsi l’on peut distinguer quatre classes parmi les hommes. La première vit surtout dans le corps physique: ces hommes pensent à boire, à manger, à dormir et à trouver leurs aises. Puis il y a ceux qui vivent dans l’esprit, qui sont fins, subtils, intelligents, qui ont un esprit pénétrant. Puis viennent ceux qui vivent dans le cœur, qui ont une nature plus profonde (car le cœur et l’esprit, bien que nous les séparions, appartiennent à la même partie de l’être, le cœur étant la profondeur de l’esprit et l’esprit la surface). Tout ce qu’il perçoit, sent, conçoit, comprend, l’homme le sent d’abord dans son cœur, ensuite l’action de son esprit s’exerce. L’être qui vit dans son cœur sera profond, fort, subtil, il comprendra la beauté de la vie et y trouvera son bonheur. Et il existe une autre classe d’êtres humains qui vivent dans leur âme. Chez ceux-là, nous trouverons comme qualité première l’innocence; non pas l’ignorance, mais la simplicité du cœur. L’innocence est l’état de celui qui n’a pas reçu l’impression du mal, qui ne se laisse pas absorber dans le mal, dans l’ombre projetée par la vie. L’être humain qui est conscient de son âme, et qui vit en elle, sera une nature heureuse; le bonheur sera son état habituel. Ce n’est pas qu’il ne souffrira pas mais il sera davantage conscient de la paix de son âme. Il ne pourra être complètement misérable ou inquiet; il le sera peut-être un jour, il ne le sera pas longtemps. La paix, la tranquillité, le bonheur sont son état normal. L’être le plus élevé est celui qui par sa nature vit dans son âme, dont l’esprit est bien développé, qui vit aussi dans son cœur et qui peut se servir de ces deux véhicules.

 

Dans l’être humain, il y a cinq désirs profonds: le désir de la vie, le désir du bonheur, le désir de la connaissance, le désir du pouvoir et le désir de la paix. Et dans l’accomplissement de ces cinq désirs, le but de la vie est accompli.

 

Celui qui s’est senti vivre, qui a connu le bonheur, qui a la connaissance profonde, qui est puissant, qui jouit de la paix, a une vie parfaite. L’absence de l’une de ces choses rend la vie incomplète; l’être souffrira par l’impossibilité d’avoir une de ces choses: celui qui ne trouve pas le bonheur, soit par incapacité, soit par l’agitation de son cœur ou de son esprit, peut avoir accompli de grandes choses, être très puissant, mais à quoi bon ces choses s’il dit: "Je n’ai jamais été heureux". Et celui qui connaît peu de choses, qui ne les connaît pas profondément, est comme un zéro s’il pense que ces choses ne l’intéressent pas; il est imparfait. Et si dans la vie on n’a aucun pouvoir, quelle souffrance! La vie peut donner beaucoup de choses mais l’on n’en jouit pas.

 

La satisfaction de ces cinq désirs donnera à l’homme une satisfaction complète. Mais l’on pourrait demander: "En satisfaisant un de ces cinq désirs, ne faut-il justement pas sacrifier les autres? La recherche du bonheur ne fait-elle pas perdre la paix? Celle du pouvoir, la vitalité? La connaissance, l’acquisition de la connaissance ne vole-t-elle pas le bonheur de la vie?". Oui, il y a conflit entre ces cinq choses. Quand nous sommes à la recherche du bonheur, de la connaissance, du pouvoir, nous perdons la paix qui est le fond de notre être. Ce qui montre que la vie équilibrée se développe sous ces cinq aspects mais non pas à la fois. La vie que nous menons est une vie diversifiée. Si elle n’était pas une vie diversifiée, pourquoi alors cette vie manifestée? On pourrait aussi bien rester dans la vie éternelle.

 

Heureux celui qui dans la vie va en développant la vie de son esprit, de son cœur, de son âme. S’il le fait consciemment, il fait le plus sage emploi de sa vie.

 

Le but des mystiques était non pas de quitter la vie, mais de se retirer du monde pour se développer davantage qu’ils ne pouvaient le faire autrement. Ils renonçaient, mais non pas pour souffrir - si des religieux ont pu le faire, des mystiques n’auraient pas pu dire: "Si nous souffrons ici, nous ne souffrirons pas ailleurs"-. Le mystique renonce au monde comme le font aux jeux les petits enfants: à un certain âge, ils ne désirent plus jouer au cheval, aller au cirque. Il en est de même de l’âme adulte. Arrivée à sa maturité, les occupations de la vie lui semblent des jeux d’enfant, ne l’attirent plus. Si elle s’y mêle, c’est pour aider les autres, pour ne pas se séparer d’eux. Si elle les quitte, c’est pour connaître une vie qui l’occupe davantage. Par la méditation, la concentration, elle gagne le contrôle de son corps physique, de son esprit, elle développe la vie de son cœur. Et comme le cœur est un autre monde, elle commence à vivre avec son propre cœur puis avec l’existence de tous les êtres sur cette terre. Le mystique recherche aussi la vie de son âme en s’absentant du corps, de la vie de l’esprit et du cœur. Une fois fermée leur porte, il entre dans la sphère de l’âme, une sphère à elle, différente de cette vie terrestre, et là il connaît la vie de ses plans supérieurs. Tel fut le but de la vie des mystiques depuis des milliers d’années.

 

Peut-être trouve-t-on de l’intérêt à faire des découvertes sous les mers, mais la clef des profondeurs, l’homme n’a pas à la chercher loin; il peut la chercher en lui-même. Par le pouvoir de cette clef, il ouvrira la sphère intérieure. Un récit des mille et une nuits parle d’Aladin qui, par un mot, sut ouvrir la montagne pour y découvrir le trésor caché. C’est la même chose sous une forme allégorique. Cette montagne, chacun de nous la possède, chacun de nous est la montagne; et si quelqu’un réussit à ouvrir la caverne, à entrer dans la profondeur de son être, il trouve une lumière; avec cette lumière dans sa main, il voit les trésors de la sphère de l’Amour.

 

L’homme, par un pôle de son être, touche la vie divine; par l’autre pôle de son être, il est humain, limité dans ses possibilités d’expression. Par la vie de son âme, il arrive à participer de cette vie divine comme nous le faisons tous à tout moment inconsciemment, mais c’est ce qui maintient notre vie. Cet homme peut se dire évolué qui connaît le pôle divin, qui satisfait sur terre les cinq désirs qui sont en lui, qui vit de la vie physique, de la vie de l’esprit, de la vie du cœur, de la vie de l’âme.

 

C’est là l’être dont on peut dire qu’il a touché le point culminant de l’évolution humaine.

 

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La Voie de la Beauté

  Le pouvoir

 

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