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Le départ de Murshid et la plongée dans « L’Océan Intérieur »
ou
La grande mutation

Mémorial de Murshida Sharifa Goodenough
 Silsila Sufian
(1876-1937)

Elise Schamhart et Michel Guillaume


Texte en anglais

Voici un texte tiré de : The Ocean Within, (L’Océan Intérieur) ; c’est un compte-rendu de conférence prononcée par Murshida Sharifa dont la date, incertaine, se situe entre 1930 et 1932. Comme il est de grande importance nous l’inscrivons en caractères plus marqués.

« Les mystiques ont comparé la vie à une mer, l’océan de l’être, à la surface duquel les vagues montent et descendent, tandis que la profondeur est tranquille. Nous sommes l’écume, les bulles qui apparaissent à la surface. Roumi dit :

Il est la profondeur, nous apparaissons à la surface pour un moment et retournons aux profondeurs’.

Dans cet océan certains nagent : ils sont capables de mener à bien leurs affaires dans la vie. Il y a les nageurs expérimentés qui peuvent nager avec ou contre la marée. Il y a ceux, les maîtres, qui marchent sur les vagues, et les mystiques qui plongent dans les profondeurs, et d’où ils ramènent des perles précieuses…
… Quand la conscience est retournée très profondément au-dedans, il y a un vide. On dit : ‘ J’étais perdu’, et le mental ne retient qu’une portion de ce qu’il y a reçu. Sa’di écrit à la première page du
Boustan, du ‘Jardin des Roses’ que lui avec une amie étaient tous deux assis dans un jardin et que Sa’di fut absorbé au-dedans. Quand il regarda de nouveau son amie, l’amie demanda : ‘Où as-tu été ?’. Sa’di répondit : ‘J’ai été dans un très beau jardin’. Son amie demanda : ‘Ne m’as-tu rien rapporté de là-bas ?’ –‘ En vérité - répondit-il - j’ai pensé t’apporter toutes les roses que j’ai cueillies là-bas, mais comme je les tenais dans un pli de mon vêtement, le pli m’échappa des mains, les roses tombèrent, et seules ces quelques-unes que j’ai pu garder, je te les ai apportées’ – Ces roses sont les vers du Boustan.

Hazrat Inayat dit : « Même les hommes qui sont nés sur terre et ont été élevés sur terre font une profession de nager, de plonger profondément dans la mer et d’en remonter des huîtres perlières ». Pour cette plongée il y a un entraînement. Celui qui sans pratiquer aucun entraînement essaierait de plonger dans la profondeur resterait très longtemps à apprendre comment y parvenir et prendrait un grand risque. Mais en pratiquant l’entraînement nécessaire, la plongée devient sûre et facile. Ainsi en est-il de la plongée dans l’océan de l’être, qui est l’inclination naturelle de l’âme. Cet entraînement peut être suivi par celui qui a le désir sincère de plonger dans la profondeur de la vie.

Ce procédé est enseigné par le mystique ; mais non pas à ceux qui sont insouciants, non pas à ceux dont l’occupation principale est à la surface de la vie. Il est enseigné à creux qui se retournent dans leur sommeil, se tournant du côté superficiel de la vie vers son côté profond.

 Roumi – Jelal-uddin-Roumi. L’un des plus grands poètes mystiques du Soufisme, dont l’ouvrage principal, le Masnawi-i-Manawi, écrit en persan, est considéré comme une véritable Bible par une grande majorité de Soufis jusqu’à aujourd’hui. Il vivait au 13ème Siècle de notre ère.

 Sa’di – Autre grand poète Soufi persan Son œuvre est abondante, et le Boustan est le plus connu. Il vécut centenaire au 12ème et 13ème Siècle de notre ère.

 

Ces lignes, écrites plusieurs années après le départ de son Murshid, indiquent très justement la nature de l’expérience par laquelle Murshida Sharifa allait maintenant passer. Tant que Hazrat Inayat était physiquement près d’elle, il l’avait guidée, soutenue, entraînée à plonger dans ‘l’océan intérieur’. Il fallait maintenant qu’elle soit livrée à ses propres forces, comme un élève est lâché par son moniteur après un long temps d’accompagnement, parce qu’il doit faire la preuve de sa propre maîtrise.

Mais l’épreuve allait être peu commune.

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Wazir van Essen raconte :

« Murshida apprit la mort de Murshid pendant son séjour à Vienne. Elle y continua son travail pendant un certain temps encore.

Je ne sais pas comment elle apprit la nouvelle du décès ; ce que je sais, c’est qu’elle écrivit à Sirkar, peu de temps après ‘quelle sentait comment les mourîds s’adressaient à lui dans leur abandon’ et elle ajouta : ’but the restless vibrations of this sphere should not be sent up’ – ‘mais les vibrations agitées de ce plan-ci ne devraient pas être envoyées là-haut’.

Elle quitta Vienne, passa quelque temps en réclusion après avoir été pendant une période dans une maison de repos à Paris, puis elle se retira au 7 rue de la Paix à Saint-Cloud où une femme de ménage, Mme. F. – qui lui portait une grande vénération, - s’occupa d’elle..

Mme. F. me raconta qu’il se passait parfois des choses étranges dans la petite chambre que Murshida habitait et que par exemple de lourds fauteuils volaient en l’air sans qu’on y touche et retrouvaient leur place. Sans aucun doute, Murshida passa par une phase où elle n’avait pas son équilibre et dont elle ne se remit que lentement.

C’est à ce moment que Murshida Rabi’a Martin, venant des Etats-Unis, essaya de se procurer des papiers de Murshid que Murshida avait sous sa garde. Elle parvint à pénétrer jusqu’à l’habitation de Murshida ; celle-ci lui répondit en souriant : « Tout a été arrangé ».

Murshida Martin essaya ensuite d’obtenir des somnifères par une doctoresse à Paris, qui soignait Murshida , afin de s’emparer des documents. Ce médecin refusa catégoriquement, disant : « C’est une femme excessivement fatiguée, mais tout-à-fait lucide ». Bien qu’elle passât par des moments étranges, Murshida était « tout-à-fait lucide » quand il le fallait.

Quand elle fut de retour à Suresnes, elle habita 32 rue de la Tuilerie. J’essayai alors d’aller la voir, mais n’y fus pas admis. Comme on n’avait pas répondu quand j’avais frappé, je montai l’escalier pour glisser un mot sous sa porte. Je reçus en réponse un autre mot : « Nobody must come up » - « Personne ne doit monter ». Plus tard, j’en compris la raison. La résidente, Mme. L. me raconta que Murshida n’avait pas encore regagné la maîtrise de certaines fonctions physiques.

Quelques jours plus tard, je reçus une invitation à venir la voir. La seule chose dont je me souvienne est son regard plein de sentiment et d’affection.

Ensuite, Murshida s’installa dans la maison de Margaret Skinner où Feizi la soigna. Son équilibre fut alors vite rétabli ».

 Sirkar van Stolk – (1894 – 1963) - L’un des principaux disciples de Murshid Inayat Khan. Il lui servit longtemps de secrétaire, l’accompagna dans beaucoup de ses voyages, organisa les Ecoles d’Eté à Suresnes, assisté de Wazir van Essen, fut longtemps Représentant National pour les Pays-Bas et finalement s’établit en Afrique du Sud, ou il fonda, toujours assisté de Wazir, un mouvement soufi prospère et étendu. Il a laissé entre autres un recueil de Souvenirs : ‘Memories of a sufi sage, Hazrat Inayat Khan’. Il avait les qualités qui font un bon guide : l’expérience, la bienveillance et l’idéal. Il a conseillé, aidé et guidé un grand nombre de ses amis soufis dans la voie montrée par Pir-o-Murshid Inayat Khan.

 Margaret Skinner – Propriétaire de la maison sise 19 rue Victor Diederich à Suresnes qu’elle avait louée à Murshida Sharifa et à qui elle refusa le renouvellement du bail, probablement influencée par la campagne de dénigrement qui atteignait celle-ci. La conséquence en fut très défavorable sur la santé de Murshida Sharifa, comme il sera indiqué plus loin.

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Ce que l’on vient de lire, c’est ce qui s’est vu du dehors. Résumons : une personne « excessivement fatiguée », « qui n’avait pas son équilibre » - « mais tout-à-fait lucide quand il le fallait » ; dans la pièce ou elle habitait : « il se passait des choses étranges, les fauteuils volaient en l’air et reprenaient leur place sans qu’on y touche » ; quelque temps plus tard, elle « n’avait pas encore retrouvé la maîtrise de ses fonctions physiques », mais : « son équilibre fut vite rétabli ». Etrange et déroutante maladie en vérité ! Mais était-ce une maladie ?

Il règne généralement une très grande ignorance, même en Orient et encore plus en Occident, au sujet de certaines phases de la voie mystique. Mais tandis qu’en Orient, personne n’en discute, en Occident, quand on se trouve devant des phénomènes inexpliqués, on a tendance à parler de phénomènes hystériques – s’imaginant expliquer ce qui dépasse la compréhension courante par ce qui n’a que l’apparence de ce qu’on sait - et même les autorités ecclésiastiques montrent de la réticence..

Il n’est cependant pas sacrilège d’essayer de comprendre, à notre humble niveau, l’épreuve qui fut celle de Murshida Sharifa.

Nous lisons dans l’Evangile apocryphe de Thomas (Edition METANOIA) au 2ème Logion :

Jésus a dit :
Que celui qui cherche ne cesse de chercher
jusqu’à ce qu’il trouve ;
et quand il aura trouvé,
il sera bouleversé,
et étant bouleversé,
il sera émerveillé,
et il régnera sur le Tout.

 Evangile apocryphe de Thomas – Evangile écarté non sans raison par l’Eglise Catholique : son caractère énigmatique fait qu’il peut dérouter la plupart des croyants. Il faut ‘des oreilles pour l’entendre’, autrement dit des gens, qui même sans avoir une grande expérience de la voie mystique, sont au courant d’un certain nombre de faits, internes et externes, la concernant.

 

Et nous verrons aussi ce qu’ont à préciser la tradition soufie et les phénomènes connus par le yoga hindou à ce sujet.

Pour en revenir à ce deuxième Logion, nous lisons que quand il aura trouvé, il sera bouleversé. Bouleversé comment ? Lorsque vous prenez un jeu de cartes bien rangé par valeur et par couleur et que vous le battez, vous le bouleversez, n’est-il pas vrai ? Autrement dit vous y mettez le désordre. Mais de quel bouleversement ; de quel désordre sera donc atteint un être qui aura trouvé, qui sera parvenu à ce point critique de la voie intérieure?

Nous avons déjà rapporté le dicton de Hazrat Inayat selon lequel une ligne continue relie l’homme à Dieu, le pôle limité au pôle illimité. Dans cette ascension continue, il doit nécessairement y avoir un point de jonction entre l’humanité et la divinité. Ce point, les Soufis y font allusion dans ce qu’ils appellent tajallî, « l’effulgence » ou « l’irruption » divine dans l’être humain. Les Hindous, eux, parlent du travail de la divine Shakti, de l’Energie divine qui pénètre dans l’adepte pour y faire Son travail de rédemption.

Cela peut se faire de manière plus ou moins progressive ; une avancée intérieure suit l’autre, comme des gouttes d’eau tombant sur de la terre amollissent celle-ci, y pénètrent et la fertilisent.

Mais cela peut aussi être dévastateur. Dans l’Islam, on dit qu’il y eut un moment dans la vie du Prophète, lorsqu’il méditait dans les grottes du Gare Hira, de la montagne du désert, où l’Ange Gabriel, l’Ange de la Révélation fondit sur lui, et qu’il se sentit brisé, comme détruit. Terrorisé, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, il courut se réfugier près de sa femme Khadidja, qui l’enveloppa de son manteau. Elle le réconforta et le rassura. Et avec son intuition de femme remarquable et aimante, elle comprit en gros le sens de ce qui était arrivé et conforta le Prophète dans sa mission.

Or, qu’est-ce qui est bouleversé à l’intérieur de celui ou de celle à qui advient cette expérience ? Pour commencer : sa propre réalité. Nous tous, dans notre état d’humanité ordinaire, nous nous considérons comme un tout bien compact, une individualité inaliénable : il y a « moi », et « tout ce qui n’est pas moi », les choses, les êtres, la nature, les autres personnes avec leur conscience et leur esprit. Or, au cours de cette expérience, ce bel ordre de choses vacille, ou plutôt se trouve bouleversé. Il n’y a plus dans ce moi qu’un agrégat pouvant être dispersé, momentanément tenu ensemble par notre sens de l’ego. Il n’y a plus de sûr, de certain, que la Conscience, qui se tient comme un témoin immobile regardant tout cela comme de haut, ou de loin. Cependant, la conscience voit, constate encore autre chose. Elle se trouve reliée à tout, à tout ce qui est sur la terre, et à tout ce qui est dans les Cieux. ; il n’y a plus de séparation. En d’autres termes, la conscience est libre, le poids et la limitation de l’individualité ont disparu. Tel est l’état par lequel des mystiques, quand ils en ont parlé, attestent avoir passé.

Expliquée ainsi dans son mécanisme, l’expérience paraît compréhensible à notre intellect toujours avide de « savoir » et prêt à se satisfaire de la bonne ordonnance de ses idées. Mais l’expérience actuelle de la réalité vivante, qui est le domaine du mystique, est tout-à-fait différente. C’est pourquoi il est utile d’écouter une voix plus autorisée, qui donne un autre aspect de ce que nous venons de dire et qui résonne à une autre profondeur. C’est celle d’un grand Maître soufi de l’ancien temps, Najm-al-din Koubra.

« Le vœu dont la science (mystique) a obtenu la réalisation à travers ces événements (évoqués par nous plus haut) est que l’esprit sacro-saint est un organe subtil céleste. Lorsqu’il déborde par la force de la concentration visionnaire, il atteint jusqu’au ciel de sorte que le ciel plonge en lui. Plus encore, le ciel et l’esprit sont une seule et même chose. Cet esprit ne cesse de voler, de gonfler et de croître jusqu’à ce qu’il acquière une noblesse supérieure à celle du ciel. Alors il est au-dessus de lui ».

 Najm-al-din-Koubra – (+ 1221 de notre ère).Grand Maître du Soufisme d’Asie Centrale, qui a laissé une œuvre écrite importante, et une contribution importante dans la connaissance la voie dite ‘ishraki’, la voie spirituelle basée sur le développement de la lumière intérieure.

Ainsi se réalise la dernière affirmation du Logion plus haut cité :

« et il régnera sur le Tout »

Puis vient un moment où le sens de l’ego et la conscience qui l’accompagne sont aussi perçus comme labiles, effaçables. Mais alors, que reste-t-il ? De sorte que l’adepte en vient à se trouver devant son propre anéantissement, devant sa propre Destruction, avec un grand D.

Hazrat Inayat, dans sa pièce de théâtre, « Una », a dramatisé l’événement sous le voile du symbole. Una, une artiste, a sculpté une statue avec un art tel qu’elle se dit : « ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ait créé cela, qui est à nul autre pareil Oh ! si cette création pouvait vivre, me parler ! » Et voici que la statue s’anime et lui propose un échange : sa vie contre la sienne. Una accepte et la statue lui donne à boire une coupe de poison ; Una tombe morte. La statue, devenue vivante, la relève, lui rend la vie et lui dit :

« Tu es passée par la mort, mais tu n’es pas morte. Le sacrifice que tu as fait ne t’a pas ôté la vie, il n’a fait que t’élever au-dessus de la mort. Maintenant tu vis de ma propre vie, c’est ton amour qui t’a donné la vie après la mort, une vie à vivre pour toujours ».

Et Una répond par ces paroles, qu’on retrouve dans le premier Raga du Gayan :

« Ta lumière a illuminé les chambres obscures ce mon esprit ; Ton amour est enraciné dans les profondeurs de mon cœur ; Tes yeux sont la lumière de mon âme ; Ton pouvoir travaille derrière mon action ; Ta paix seule est le repos de ma vie ; Ta volonté est derrière chacune de mes impulsions ; Ta voix s’entend dans les paroles que je prononce ; Ta propre image est mon expression. Mon corps n’est qu’un voile sur Ton âme ; ma vie est Ton propre souffle, mon Aimé, et mon moi est Ton propre être »

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Il y a encore un autre aspect. à considérer Car essayer de se faire une idée de toute manifestation de la vie intérieure est comme essayer de bien voir une statue : il faut la regarder sous divers angles ; une seule photographie à plat ne la montrerait pas telle qu’elle est.

Nous dirons donc que ce que Pir-o-Murshid Inayat Khan appelle le mysticisme du son peut nous éclairer un peu plus sur la compréhension des événements inhabituels qui se sont produits dans la vie de Sharifa Goodenough à ce moment crucial de son expérience. Nous savons en effet d’après ses rêves quelle a été ‘spécialement entraînée dans la musique ésotérique’ ; qu’est-ce à dire ?

Dans la tradition soufie on connaît le Saut-e-Sarmad, le son de l’abstrait, le son qui résonne dans la profondeur de toutes choses et de tous les êtres. A mesure qu’un adepte écoute ce son et se concentre sur lui, il envahit son être entier, pénétrant chaque cellule de son corps. Ce son n’est pas seulement un son, il possède une énergie, une vie qu’on pourrait dire transcendante, une vie au-dessus de la vie que nous connaissons. Cette vie est subtile, et elle est extraordinairement pénétrante. Son action est d’activer les centres subtils qui restent endormis dans notre état d’humanité ordinaire. Ces centres, confirme Hazrat Inayat, ont pour ainsi dire deux faces. Une face est extérieure et chargée de réguler la circulation du souffle, du prana, dans tout l’organisme, et ainsi ils agissent sur la physiologie. Leur face ‘intérieure’, subtile met en contact la conscience et la vie individuelles avec le cosmos entier, sur tous ses plans, dans tous ses modes de réalité. En outre, certains de ces centres sont réputés produire des résultats qui semblent défier les lois naturelles. Sur ce dernier point les exemples ne manquent pas, y compris chez les mystiques occidentaux. Une Thérèse Neumann, restant des années sans boire ni manger, comme tous ceux et toutes celles qui ont reçu les stigmates du Christ (et il y en eut beaucoup dans l’histoire du Christianisme), en font foi. Mais cela n’a rien à voir avec des individus qui ont pu ou qui peuvent développer ce qu’on appelle « des pouvoirs » ! Ces pouvoirs ne sont pas une preuve d’authenticité spirituelle. Car si c’est un développement, il est sans équilibre ; sa contre-partie : l’union intime de la conscience avec le divin fait défaut.

Quoiqu’il en soit, nous lisons dans Le mysticisme du son :

« Plus un Soufi écoute Saut-e-Sarmad, le son de l’abstrait, plus sa conscience s’ affranchit de toutes les limitations de la vie. L’âme flotte au-dessus du plan physique et mental sans aucun effort de la part de l’homme qui présente un état calme et paisible »…

« il éprouve la joie surnaturelle et le ravissement du 'Wajd' ou extase. Quand l’extase le submerge, il n’est plus conscient de l’existence physique ni mentale »…. « son esprit est libéré du péché, son corps de toutes les impuretés, et une voie vers le monde invisible s’ouvre à lui ; il commence à recevoir inspirations, intuitions, impressions et révélations sans le moindre effort de sa part. Il ne dépend plus alors d’un Livre ou d’un maître, car la sagesse divine, la lumière de son âme, l’Esprit Saint, commence à briller sur lui ».

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Cette théophanie, cette irruption divine, peut se produire comme un torrent ; elle peut se produire aussi de manière plus progressive. Nous l’avons déjà souligné, mais c’est une chose qu’il faut bien avoir à l’esprit quand on envisage le chemin qu’emprunte un mystique. Et puis, le développement de chacun d’eux n’est pas un développement identique, standard ; tant s’en faut ! Il semble que dans le cas de Murshida Sharifa, en tous cas, l’expérience cruciale se soit produite à ce moment précis de sa vie, et qu’elle y a causé un bouleversement intense et momentané. Nous ne savons pas avec exactitude la manière dont elle l’a traversé, puisque elle–même a été d’une discrétion exemplaire sur son parcours jusqu’à la fin. Mais ce dont on peut être sûr, c’est qu’elle atteignit après ce passage à un très haut degré de spiritualité. Car ce qu’ont vécu les deux signataires dans leur enfance et par la suite, ainsi que divers événements dont furent témoins plusieurs personnes, comme nous le verrons plus loin, ne peuvent être le fait que d’une personnalité spirituelle majeure et d’un être qui connaît et vit la vie divine.

Concernant cette phase « bouleversée »de sa vie, nous n’en avons pas été les confidents ni les témoins directs. Mais nous savons ce que devint Murshida Sharifa lorsqu’elle reprit sa vie dans le monde comme une personne changée. Laissons encore une fois parler Feizi, qui cite Pir-o-Murshid et résume ainsi le processus:

« Parmi ceux que nous considérons comme ayant perdu la faculté de raisonnement logique, il y a en beaucoup dont l’équilibre a été perturbé, et pourtant ils ont raison quand ils disent qu’ils voient quelque chose. Leur déséquilibre ne réside pas en cela, mais dans la rupture entre le monde du dehors et le monde à l’intérieur d’eux-mêmes… C’est le but du mystique de toujours maintenir son équilibre dans les expériences par lesquelles il passe. Quand il a réussi à faire une réalité de l’existence et de la vie à leur niveau le plus profond, et en même temps à rester conscient de la vie extérieure, il a atteint la vraie sagesse ».

« C’est cette sagesse - ajoute Feizi - qu’elle atteignit ».

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Les considérations qui précèdent ont été longues, mais nous ne pensons pas qu’elles aient été inutiles pour comprendre l’épreuve par laquelle Murshida Sharifa est passée. Il faut rappeler qu’elle était seule pour la subir, son Murshid n’était pas présent à côté d’elle pour la soutenir et la conseiller. Il lui fallut un grand courage et une discipline sans faille pour parvenir à retrouver tout son équilibre et toute la maîtrise de ses fonctions physiques afin d’affronter à nouveau le monde extérieur. Car au cours de cette phase, l’existence dans ce monde physique est perçue comme douloureuse. Mais la force d’âme et le courage étaient ce qui manquait le moins à Sharifa Goodenough.

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La vie de Murshida Sharifa au sortir de cette grande expérience par quelqu’un qui en fut témoin.

Nous avons, pour nous en faire quelque idée, le précieux manuscrit qu’écrivit Feizi van der Scheer en 1955, peu d’années avant sa disparition.

« Ce fut pendant l’Ecole d’Eté de 1929 (quand elle était encore en réclusion) que j’appris que Murshida avait besoin d’aide quelques heures par jour. Quand j’allai la voir je fus très impressionnée par sa personnalité. Il est vrai qu’en 1926 j’avais vu Murshida Goodenough et assisté à une de ses conférences, mais alors mon esprit était complètement occupé par Murshid. Ce que je me rappelais de sa conférence, c’était sa voix et spécialement la manière dont elle disait : « et pourtant… ».

Ailleurs, Feizi écrit ceci : « Tous ceux qui ont rencontré Pir-o-Murshid Inayat Khan et qui sont devenus ses mourîds, considéreront toujours cette rencontre comme le plus grand privilège de leur vie – Comment exprimer le sentiment d’élévation que l’on éprouvait en sa présence ? Avec lui, la foi devenait facile, même pour ceux qui, comme moi, avaient été élevés dans un milieu intellectuel et sceptique. Quand il eut quitté cette terre, la chose devint plus difficile. Une question se posa alors à mon esprit : un occidental peut-il être à la fois intellectuel et mystique ? Certes, Murshid réunissait en lui l’Orient et l’Occident, mais c’était Murshid ; il ne pouvait être comparé à nul autre. Ce fut en Murshida Sharifa que je trouvai la réponse : « oui, la chose est possible »….

« Mon esprit était porté à la critique et Murshida n’avait pas en moi une élève facile. Je la mettais à l’épreuve, à chaque moment, comparant ses actes avec ce que moi, j’avais compris du Message de Pir-o-Murshid. Je ne pouvais pas la suivre aveuglément. Et pendant des années où ce fut mon grand privilège de vivre auprès d’elle, je vis combien sa seule pensée, en face de toute difficulté était : "comment Murshid aurait-il désiré que j’agisse ; comment puis-je, le mieux, servir le Message?" Je constatai alors qu’elle ne se contentait pas de refléter le Message dans sa pureté verbale, mais qu’elle le vivait.

Je compris aussi que tous ceux qui venaient chercher son aide et sa direction étaient par elle orientés vers Murshid.

Il y avait en elle une grande fierté : ‘Bénis les fiers en Dieu, car ils hériteront du Royaume des Cieux’ – dit le Gayan. Et cela à côté de la plus grande humilité. Un jour, en parlant des poètes Soufis d’autrefois, Murshida me dit : « Je me sens comme de la poussière à leurs pieds ». Pourtant si quelqu’un les comprenait et suivait leurs pas, c’était bien elle..

Quand je vins vers Murshida Sharifa, deux ans après la mort du Maître, je me sentis en présence de quelqu’un vivant beaucoup plus dans l’autre monde que dans celui-ci. Ce n’est que graduellement que Murshida revint sur ce plan d’existence. Ce fut là le plus grand sacrifice, mais ce sacrifice était nécessaire au Message.

Ce retour de Murshida vers le monde, même moi, je le ressentis comme une perte. La période précédente avait été si belle ! Et cependant, ce sacrifice, comment le monde l’a-t-il accepté ? Combien peu le comprirent ! »

Reprenons le manuscrit : « Pendant l’été de 1929 Murshida reçut quelques mourîds ; elle vivait alors dans une pièce rue de l’Hippodrome. L’année suivante elle reçut davantage de mourîds, et commença à donner des conférences dans le Hall. En Novembre 1929, elle emménagea à la maison proche du Champ Soufi.

« Il y a très peu de gens, je pense, et peut-être n’y en a-t-il aucun, qui puisse vraiment imaginer le sacrifice de Murshida en retournant dans le monde. J’ai trouvé un bout de papier sur lequel elle avait écrit : « Ier Mars 1928. J’ai eu une vision dans laquelle Pir-o-Murshid me fit un signe de continuer le travail que je faisais auparavant… ».

« Le travail pour Murshid et le Message était son seul objectif dans la vie. Elle dit aussi un jour : « Quand une personne devient par son amour absorbée dans son idéal, il n’est jamais absent de son esprit, mais en chaque chose qu’elle fait, il est devant elle ». Il en était certes ainsi pour elle ».

« Sensitive par nature, elle l’était devenue davantage du fait de sa réclusion. Recevoir des lettres fut souvent, je crois, ressentie par elle comme un fardeau ; pour elle c’était un appel du monde extérieur auquel elle devait répondre. Un jour cela me frappa beaucoup que pendant une conférence elle dit que les yeux des adultes sont toujours blessants, non pas les yeux des enfants. Quand, plus tard, elle revint donner des conférences à Paris, elle traversait souvent la rue par un autre chemin qu’il n’était indiqué ; probablement parce qu’elle percevait l’influence désagréable de certains endroits ».

« Ce fut seulement de façon graduelle que Murshida revint à la vie de ce monde. Le premier hiver après qu’elle eut emménagé, je vivais au Moureed’s House et j’étais auprès d’elle seulement le jour. Elle tomba alors gravement malade, si malade et si faible qu’elle ne pouvait même plus se tenir sur ses jambes, mais elle était tellement indépendante qu’elle aurait plutôt rampé sur les genoux que de demander mon aide. Cependant, un jour en prenant un bain elle dut y rester des heures, parce qu’elle était seule dans la maison, et ne pouvait en sortir. C’est après cela qu’il me fut permis de l’aider.

Murshid dit que la lumière de l’âme, quand elle est active, rayonne par les yeux, par l’expression du visage, même par les pores de la peau, et un jour, alors qu’elle prenait un bain, je fus frappée par la brillance de sa peau, une brillance telle que l’idée d’une idole d’or me traversa brusquement l’esprit ».

« Au commencement, Murshida fut beaucoup plus réservée que par la suite. Je suis restée près d’elle pendant environ un an avant de la voir sourire pour la première fois ».

 Mureed’s House – La Maison des Mourîds – Grande maison située derrière Fazal-Manzil, rue de l’Hippodrome, et qui servait au logement des mourîds, principalement pendant les Ecoles d’Eté.

 

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Mémorial Murshida Sharifa Lucy Goodenough L’épreuve et le don

 

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